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Detroit: Become Human – La complainte des serveurs automates

Des pavés dans la mer

24 mai 2018

Il y a un peu deux écoles en France lorsqu'il s'agit d'évoquer Quantic Dream (ou tout simplement David Cage) et ses créations. L'une vise à acclamer, parfois par simple chauvinisme, l'audace d'un studio mû par une volonté de proposer une vision spéciale et immersive du jeu vidéo, et d'y rester fidèle – et ce malgré les critiques souvent acerbes de l'autre camp, bien plus intransigeant face au cinéma interactif cloisonné dans lequel s'entête un directeur aux qualités d'écriture contestées. Reste que, pas vraiment prophète en son pays, Quantic Dream demeure droit dans ses bottes, fort des succès bien réels de Heavy Rain et de Beyond: Two Souls (que j'admets pour ma part avoir beaucoup aimés, surtout le premier que j'aime à considérer comme un Se7en vidéoludique), et désireux de poursuivre dans cette lignée pour une première expérience exclusive à la PlayStation 4. Annoncé comme plus profond et peut-être même plus revendicateur encore que ses aînés, cette nouvelle création du studio français est-elle la plus aboutie des trois (hihi) ?



Note sur les conditions de jeu :

 

C'est en complément d'une présentation très intéressante du titre par David Cage en personne, au Max Linder Panorama, que j'ai eu la chance de profiter du dernier-né de Quantic Dream via un code de téléchargement fourni par Sony. Les captures d'écran de cet article ont toutes été réalisées par mes soins. Le jeu a donc été joué dans sa version 1.0, sans aucun correctif, sur une PS4 de base, avant quelques dernières heures de complétion suite à la mise en ligne du (léger) patch 1.02. Soyez néanmoins assuré(e)s de l'indépendance de cette critique, parfaitement garantie vu que les organisateurs ont imposé du pop-corn sucré dans les seaux estampillés "Detroit" de la célèbre salle des grands boulevards. Moi mon truc c'est le salé, désolé. Et de toute façon même avec des Doritos vous ne m'aurez pas, même si bon sang, qu'est-ce que j'aime les Nacho Cheese.

 

 

 

 

Put Your Hands Up For Detroit

 

 

Qui aurait pensé, en juin 2006, que le tube house de Fedde le Grand avait des allures de prophétie, une bonne douzaine d'années en avance ? À travers un clip réalisé à Detroit, considéré comme berceau de la techno (et d'une bonne partie des musiques électroniques), et mettant en scène des tests de réaction en laboratoire sur des androïdes mâles et femelles effectués deux décennies plus tard (en 2027), le DJ néerlandais préfigurait sans le savoir un scénario complet – celui d'un jeu vidéo extrêmement cinématique, quand le genre existait encore à peine. À l'époque, Quantic Dream ne s'était distingué qu'à travers The Nomad Soul sur PC et Dreamcast en 1999, marqué par sa célèbre collaboration avec David Bowie, et plus récemment Fahrenheit, tentative de rapprochement du jeu vidéo et du septième art à la réception mitigée. Les quick time events (QTE) étaient très marginaux dans l'industrie du jeu vidéo, le projet Heavy Rain du studio français n'en était qu'à ses balbutiements, le grand public allait bientôt mettre la main sur les premiers modèles de PlayStation 3 et de lecteurs blu-ray, l'iPhone n'avait pas encore été dévoilé par Apple… et le système d'exploitation Android n'existait pas encore. Bref, douze ans plus tard, beaucoup de choses ont changé, les technologies ont évolué, et Quantic Dream est devenu, à travers deux succès critiques et commerciaux, un des studios first-party majeurs de Sony. C'est désormais à son tour de proposer sa vision fictionnelle d'un futur proche où cohabitent humains et androïdes au sein de la fameuse "Motown" : Detroit: Become Human, exclusivité PS4, aux ambitions encore plus grandes que les deux précédentes réalisations de David Cage.

 

 

Celui que l'on considère comme la troisième vraie grosse production de Quantic Dream fut annoncé en grandes pompes lors de la Paris Games Week 2015, donnant au salon français l'opportunité de devenir enfin le grand événement qu'il ambitionnait d'être depuis de longues années. À cette occasion, le focus était effectué sur le personnage androïde femelle de Kara, faisant écho au court métrage éponyme réalisé par David Cage en 2012. Avec un premier trailer très impressionnant, le studio parisien annonçait un nouveau thriller numérique au contexte futuriste, dont on se doutait qu'il ne renierait aucunement les principes bien ancrés de son directeur : Detroit serait une autre expérience émotionnellement forte sous forme de film interactif, ce que confirmeront toutes les présentations du jeu et aperçus proposés à la presse. C'est un fait, le créateur de Quantic Dream (et concepteur de tous ses jeux) a une vision bien à lui du jeu vidéo, tel un Fumito Ueda français – la prétention et les ambitions en plus. Reste qu'au vu des qualités techniques d'une PS4 d'abord mises en lumière par l'aussi sublime qu'ennuyeux The Order: 1886 dès 2015, suivi par des exclusivités au gameplay bien plus riche et tout aussi belles (si ce n'est plus) comme les deux Uncharted de la machine, Horizon Zero Dawn ou le tout récent God of War, les attentes allaient être extrêmement élevées concernant l'aspect visuel de Detroit. Et ce sans parler d'espoirs d'un scénario (enfin ?) digne de rivaliser objectivement avec des productions hollywoodiennes majeures, afin que David Cage aille au bout de ses rêves et séduise même ses détracteurs les plus intransigeants. Avec une démo publique mise à disposition un mois avant la sortie du titre, ce qui se raréifie hélas de nos jours, Sony témoignait d'une grande confiance envers sa nouvelle exclusivité passée "gold" le jour même. La démo en question s'avérant vraiment convaincante et encourageante, Detroit: Become Human devenait carrément attendu au tournant…

 

 

 

 

Paranoid Androids

 

 

Après un Heavy Rain mettant en scène quatre personnages jouables, distincts mais d'égale importance, et la vraie-fausse coopération Jodie/Aiden de Beyond: Two Souls, c'est à trois androïdes jouables que nous avons affaire dans le Detroit de 2038. Tous conçus par la société Cyberlife (tout comme l'androïde femelle particulièrement déroutante de réalisme vous accueillant sur le menu principal du jeu), Connor, Markus et Kara sont différents, pas spécialement amenés à se rencontrer, et introduits au cours des trois premières séquences du jeu – la toute première, mettant en scène Connor, étant tout simplement celle de la démo évoquée précédemment. Afin de n'apporter aucune autre information d'ordre scénaristique, je n'en dévoilerai aucun autre élément, tant le synopsis de ce type de jeu constitue son cœur, et dans le cas de Detroit: Become Human, carrément une de ses forces bien réelles. La destinée de nos trois androïdes est en effet passionnante à voir évoluer, que dis-je, à faire évoluer. Plus que jamais, le dernier-né de Quantic Dream revêt des allures de "livre dont vous êtes le héros" numérique offrant un scénario aux embranchements multiples. Si vous avez testé la démo, axée sur une séquence entière du jeu sous forme de prise d'otage dans la peau de Connor, vous aurez remarqué que celle-ci se clôture par un affichage d'une arborescence complète (et complexe) dont les différents embranchements sont tous cachés en-dehors des événements que vous avez réussi à activer. Ce sera le cas pour l'intégralité des chapitres du jeu, dont je tairai bien entendu le nombre, répartis de façon à peu près équilibrée entre chacun de nos trois protagonistes.

 

 

Il est important de signaler d'emblée, sans trop l'argumenter par souci de ne rien spoiler, que notre trio d'androïdes est particulièrement réussi et parvient à vite inspirer une vive empathie de la part du joueur. Sur le fond, les personnages incarnés dans Detroit sont, en effet, étonnamment attachants ; mieux encore, une bonne partie des PNJ sera de la même trempe. Certes, il pourrait être tentant de jouer la carte de l'ironie, et d'avancer que pour la première fois où David Cage nous offre enfin un casting de qualité, ce dernier n'est même pas humain… un argument qui pourrait être repris pour louer la qualité des animations des personnages en mouvement, quelque peu "robotiques" et donc d'une incroyable crédibilité. Cependant, ce serait aller un peu vite en besogne, pour ne pas dire caricatural, que de partir d'un tel postulat. En vérité, l'ensemble jouit d'une véritable finesse d'écriture et de réalisation donnant l'impression que Quantic Dream et son boss ont franchi un cap et tenu compte des remarques parfois acides envers leurs précédentes productions. Un sentiment qui parvient étonnamment à perdurer au fil des chapitres, entre autres parce que des thèmes sérieux et délicats (d'ordre politique, religieux, racial voire pourquoi pas philosophique) sont abordés, et ce sans trop de maladresses ni excès. En fait, il y a fort à parier que Detroit propose l'écriture la plus solide de toute la carrière de David Cage, aussi bien en terme de scénario que de personnages. Un constat quasi permanent que seule une rejouabilité évidente mettra à mal, heureusement très partiellement.

 

 

 

 

Vous l'aurez compris, je me suis permis de survoler la partie "écriture" du titre très en surface, tout simplement par simple souci de préserver un maximum de surprises sur le déroulement des événements (dont je n'évoquerai volontairement même pas ne serait-ce que le synopsis de base !), qui constituent quand même le cœur du titre. Je ne peux de fait que vous "promettre" une certaine qualité quelque peu inattendue basée sur un ressenti tout personnel et ce sans quasiment rien dire, même si je pars du principe que c'est un peu ce que vous attendiez de cette review. Reste que sur la durée, les craintes inhérentes aux projets habituels du concepteur français s'effacent au fil des séquences, pour laisser place à une étonnante sensation de cohérence. Porté par une direction artistique là aussi très intéressante, représentatrice d'un futur proche assumé comme possible et à la crédibilité rarement prise à défaut, Detroit: Become Human nous place non seulement dans la "peau" d'androïdes en quête d'identité (comme le laisse supposer explicitement le titre de l'œuvre) mais aussi dans un univers urbain futuriste passionnant et dont le souci du détail est évident. Quasiment rien n'est laissé au hasard, la principale métropole du Michigan étant reconstituée avec beaucoup de précision tout en y intégrant les ajouts propres au futur ici imaginé. Les seuls collectibles disséminés par les concepteurs, dont la vision du jeu vidéo n'impose que très peu ce genre d'habitude récurrente chez la concurrence, se présentent sous forme de magazines entièrement tactiles évoquant l'actualité socio-politique et culturelle (et dont certains titres peuvent évoluer en fonction de vos choix et actions !), avec suffisamment de précision pour se passionner pour un lore réaliste et soigné. Mieux encore, des sujets "chauds" sont régulièrement évoqués dans la presse ("papier" comme télévisuelle), et se font l'écho parfait des thématiques fortes mises en avant au cours de l'expérience de jeu. Après un thriller glauque communément admis comme pauvre en terme de fond (Heavy Rain donc) et une aventure orientée science-fiction souvent décousue et sans véritable réflexion sous-jacente (Beyond: Two Souls), David Cage et ses équipes signent ici une œuvre d'anticipation plus audacieuse, n'hésitant pas à mettre les pieds dans des problématiques très fortes.

 

 

C'est en effet en vivant la méfiance, pour ne pas dire le rejet, le mépris et la haine à l'égard des androïdes directement du point de vue des intéressés, que Quantic Dream tente de nous sensibiliser à une nouvelle forme de ségrégation et de violence aussi grotesque que parfois insoutenable. Le Detroit de 2038 met en opposition humains et androïdes, se côtoyant sur fond d'une trame sociale bien réelle, exposant la dure réalité d'un chômage en perpétuelle hausse, les androïdes s'occupant de plus en plus de tâches domestiques et urbaines ingrates… mais aussi de métiers plus complexes et surprenants, entre fonctions policières et carrières artistiques (!). Sur le papier, il y a de quoi s'inquiéter et s'attendre à du caricatural : pouvait-on faire aussi immersif que, par exemple, le racisme quasi permanent subi par Lincoln Clay dans Mafia III ? La réponse est clairement oui. En donnant une véritable âme à des machines auxquelles on s'identifie très aisément et dont on ressent les évolutions naissantes tendant vers l'humain, David Cage et son équipe parviennent à remporter le pari de l'émotionnel auquel ils sont attachés depuis une décennie. Mieux encore, à travers leur désir de "devenir humain", c'est à une surprenante réflexion sur le libre arbitre, les choix et l'indépendance que se livre le studio. Aussi incroyable que cela puisse paraître, on fait beaucoup plus corps avec n'importe lequel de nos trois "robots" qu'avec les personnages de Heavy Rain, dont deux d'entre eux semblent par ailleurs étonnamment découler. La ressemblance entre Kara et la journaliste Madison Paige est extrêmement frappante, surtout à partir de certaines étapes scénaristiques à mi-chemin entre la repompe brute et l'hommage appuyé ; quant à celle entre Connor et l'inspecteur Norman Jayden, elle est tout simplement frappante. D'une VO quasi identique au point de s'assurer de l'identité des doubleurs respectifs à des méthodes d'investigation similaires (mais là aussi bien plus crédibles), on ressent une incroyable évolution basée sur des expériences passées dont il fallait clairement garder le positif.

 

 

 

 

Human After All

 

 

C'est en grande partie au travers de Connor que la question du gameplay a le plus de sens d'être abordée. Certes, "l'homme d'action" qu'est Markus dispose d'une spécificité intéressante, et convenablement exploitée, à travers ses analyses tactiques de l'environnement pour préparer des parkours pré-définis (mais hélas cloisonnés à un seul "bon cheminement"), mais cela ne va pas plus loin ; quant à Kara, elle ne dispose pas de "capacité" exclusive, ce qui la positionne tristement en retrait côté jouabilité… et pas seulement. Si le statut de possible "meilleur personnage du jeu" de notre détective assistant est totalement subjectif (l'histoire de Markus est passionnante et touchante à suivre, tout comme celle de Kara bien qu'un peu moins marquante, encore une fois…), sa jouabilité est clairement la plus aboutie. Et pour cause, Connor étant présenté comme le prototype d'androïde le plus avancé fabriqué par Cyberlife, conçu pour assister la police dans ses recherches et surtout sur les androïdes dits "déviants", ses séquences prendront la forme d'investigations poussées. À travers une technologie rappelant à la fois les capacités de hack d'un Aiden Pierce dans Watch_Dogs (notre androïde peut scanner énormément d'éléments, dont des humains afin de connaître leur identité complète et leur casier judiciaire) et celle des lunettes de réalité augmentées de Norman Jayden dans Heavy Rain, on procède donc à des enquêtes complètes sur des scènes de crime où bon nombre d'indices sont à repérer… pour procéder ensuite à des analyses et reconstitutions détaillées des événements, et en déduire ce qu'il faut. Cependant, le succès de ces investigations n'est aucunement assuré, pas plus que celui des différentes étapes d'évasion du statut d'androïde auxquels tenteront de se livrer nos protagonistes. L'échec et la perte de personnage(s) sont toujours des composantes importantes dans les jeux de Quantic Dream, et Detroit n'échappe pas à la règle : vous pouvez tout à fait atteindre la fin du jeu en manquant des chapitres et en ayant perdu (au moins) un personnage. Comme l'expliquait David Cage lors de la présentation presse évoquée dans l'introduction, il demeure vivement recommandé d'assumer l'intégralité de vos choix lors de votre première partie, même en cas de raté et/ou d'embranchement non désiré. Le concepteur invite vraiment le joueur à fonctionner à l'instinct et ne jamais le trahir ; le jeu repose à la fois sur vos choix et vos actions, et l'affichage des embranchements en fin de chapitre n'est là que pour vous faire prendre conséquence de l'immensité d'un script décrit comme s'étalant sur 5000 pages (au lieu des quelques centaines maximum d'une production cinématique traditionnelle).

 

 

En plus de sa narration complexe, le concept d'arborescence des choix/actions/conséquences de Detroit: Become Human est un de ses paris les plus ambitieux et réussis, notamment parce qu'il est intimement lié à la qualité du scénario et de ses multiples embranchements. Si quelques séquences sont parfaitement linéaires et que la complétion des 100% n'exige que de "fouiller" les lieux explorés et de tenter différents dialogues, sans conséquences sur la suite des événements, nombreux sont les chapitres aux ramifications incroyablement riches. L'affichage de l'arborescence de ce qui fait office de prologue, montré dans la fameuse démo, avait de quoi séduire sur le papier, restait à confirmer sur la durée : il était indispensable, pour que Detroit se montre à la hauteur de ses prétentions, que les possibilités soient extrêmement nombreuses, débouchant sur de multiples fins mais aussi sur des façons totalement différentes d'aborder les chapitres en fonction des actions et choix passés. Si le premier loop ne laisse pas de doute sur la qualité indiscutable du concept, et donne plus qu'envie de relancer le jeu (voire des séquences précises) pour le mettre à l'épreuve, il va sans dire que c'est via une évidente rejouabilité (imaginée comme monumentale… et vérifiée comme telle !) qu'il sera jugé. On n'oubliera pas que Heavy Rain avait réussi, pour beaucoup, à nous happer de bout en bout jusqu'à des épilogues marquants et surprenants, avant qu'un second regard ne mette en lumière une quantité astronomique d'incohérences, de trous scénaristiques injustifiées, qui fichaient tout à plat ou presque. Fort heureusement, en cela aussi, Detroit: Become Human se montre bien moins décevant (tout en demeurant plus ou moins perfectible), preuve d'un concept qui a réellement atteint sa maturité.

 

 

 

 

Lorsque vous terminez pour la première fois une séquence, l'affichage de ses embranchements scénaristiques est imposé : un choix fort de la part de David Cage, qui expliquait que cela n'avait pas été envisagé pour Heavy Rain en son temps, mais que l'orientation prise pour son nouveau projet était toute autre. L'objectif de son nouveau jeu était clairement d'offrir une visibilité réelle et permanente de ses choix, actions et conséquences au joueur, tout en lui donnant envie d'en savoir plus. En cela, le pari était quelque peu risqué puisque l'apparition de l'arborescence risquait de clairement donner envie au joueur le plus impatient (ou n'assumant pas ses décisions) de rejouer ladite séquence – et ce même s'il faut revenir au menu principal pour cela, ce qui brise la continuité scénaristique et le fait évidemment passer à côté du concept. Cependant, non seulement rien ne vous oblige à la consulter en détails, et surtout, cette interface est davantage source de motivation qu'autre chose. En plus d'afficher une quantité parfois monumentale de cases verrouillées, et un pourcentage d'achèvement du chapitre pouvant être réellement faible lors de sa première expérience, elle rétribue également le joueur en points utilisables dans le menu d'accueil pour débloquer des galeries, éléments de bande son ou encore vidéos de type making-of (dont il est par ailleurs honteux, de la part d'un studio français, qu'elles ne soient pas sous-titrées, surtout que cette incroyable erreur était déjà pointée du doigt dans les bonus de Heavy Rain !). Sans aller jusqu'à parler d'une lisibilité parfaite, cette interface présente deux forces indéniables : non seulement elle pousse à la rejouabilité et à l'exploration des innombrables axes scénaristiques proposés, mais elle donne furieusement envie de voir ce qu'aurait donné un tel affichage dans d'autres jeux narratifs du même style. En cela, Detroit apporte sa petite révolution à son propre genre, et on regrette déjà que les précédents titres de Quantic Dream, voire des Until Dawn ou Life Is Strange, ne bénéficient pas de ce type d'élément franchement passionnant.

 

 

En outre, et c'est important de le signaler, dans de très nombreuses situations, la notion de choix et/ou de conséquences est tout sauf une vaste illusion, comme l'industrie nous y a trop souvent habitués. Si de nombreux dialogues ne déclenchent pas vraiment de changement dans la ligne directrice du scénario, d'autres agissent sur vos affinités avec les PNJ (même si la lisibilité de cette feature n'est pas extraordinaire), ou ont une réelle importance et exigent du joueur qu'il fasse son choix parfois assez rapidement. Le timing de décision peut en effet être aussi court que pour certains QTE (dont la lisibilité, en difficulté "expérimenté", n'est pas toujours exemplaire, soit dit en passant), dont on déplorera juste une permissivité bien trop forte : certains "échecs" exigent clairement de le faire exprès. En attendant, du moment que vous jouez le jeu jusqu'au bout en assumant tous vos choix ainsi que vos actions, qu'elles occasionnent un échec ou non, Detroit a toutes les chances de vous happer jusqu'à son terme. Mieux encore, il donne envie d'être refait, en entier ou par séquences, et ce même si l'arborescence et le système de sauvegarde, une fois couplés, trouvent leurs limites. On regrettera par exemple de ne pouvoir aller tester l'événement "D" dans le chapitre "B", logiquement débloqué suite à une action ou un choix "C" dans le chapitre "A", si les deux séquences en question ne se suivent pas. Cette rejouabilité imparfaite augmente artificiellement la durée de vie, ce qui peut agacer à la longue, d'autant plus que les embranchements ne sont pas non plus exempts de tous reproches, notamment en constatant lors de ce test que certains éléments débloqués peuvent s'effacer en rejouant un chapitre et effectuant d'autre choix – une grossière erreur que l'on espère voir corrigée à travers un patch day one, peut-être ? Déverrouiller les 100% de Detroit: Become Human exigera une grande quantité de runs, probablement jusqu'à saturation, à cause d'un système d'arborescence dont c'est bien là le seul défaut. En outre, et c'est avec beaucoup de regrets que je dois l'évoquer, mais refaire Detroit une seconde fois a le malheur de mettre en exergue certaines incohérences narratives, comme son illustre aîné, dont une qui m'a particulièrement dérangé. On est loin des trous béants du script d'Heavy Rain certes, et le scénario demeure quand même tout à fait convenable (quand il n'est pas purement passionnant), mais un peu de relecture n'aurait pas fait de mal. Surtout quand ladite incohérence aurait clairement pu être corrigée sans pour autant bouleverser quoi que ce soit dans la trame principale… le prix à payer en "devenant humain" ?

 

 

 

 

En quête d'identité

 

 

La perfection quasi clinique envisagée par Quantic Dream, ambition traduite à merveille par ses robots programmés pour ne pas échouer, ne peut être atteinte. Non seulement parce qu'aucune production ne peut atteindre un tel statut, mais aussi parce que Detroit: Become Human présente donc des défauts (mais pas Willem, lui il était dans Beyond). En-dehors de faiblesses d'écriture heureusement bien plus rares que par le passé, et d'un certain manque d'égalité de traitement entre les protagonistes, il n'y a en vérité rien qui choque. Tout au long de la bonne douzaine d'heures (estimation au doigt mouillé) qu'il propose, le nouveau jeu de David Cage ne cesse de rassurer, tant on a eu l'habitude de frustrations sur lesquelles on choisissait en fin de compte de passer l'éponge en fonction de notre degré d'indulgence personnel. C'est un fait, malgré sa volonté de s'affranchir de chaînes purement numériques et de devenir humain, Detroit ne déçoit jamais vraiment, et apaise la majorité des craintes qu'il pouvait inspirer. Mieux, plus les heures passent, plus il s'impose naturellement comme un jeu vidéo vraiment réussi, qu'importe sa négation forte des codes essentiels de gameplay, tout simplement parce que la mayonnaise prend. Bien qu'ayant toujours une certaine prétention propre au studio et à son directeur, le premier Quantic Dream exclusif PS4 revêt des allures de franche réussite au fil des heures que l'on passe en sa compagnie. Au gré de ses chapitres témoignant d'une grande variété, et même si la construction de l'histoire rappelle un peu trop Heavy Rain (encore…) par endroits, et d'un rythme très bien dosé, c'est la satisfaction d'un titre charmeur qui prédomine tout du long.

 

 

Diaboliquement beau (le contraire aurait été ennuyeux, il faut l'admettre…), d'une qualité visuelle foudroyante rappelant notamment la fameuse démo "cheatée" de Watch_Dogs premier du nom à l'E3 2012, Detroit: Become Human ne fait parfois grincer des dents que face à quelques textures très vilaines en plan rapproché, ou surtout à un framerate inexplicablement en souffrance pour un jeu aussi scripté sur le papier. La fluidité, en tout cas sur une PS4 "fat" classique (je n'ai pas eu l'occasion d'essayer la version "Pro") est mise à mal dans certains environnements extérieurs très chargés, ou parfois lors de l'exploitation du "palais mental", ette fonctionnalité présente dans tant de triples A que l'on appelle bêtement "scan d'environnement" ou autre "focus", nous autres bêtes humains… Plus dérangeant, on ressent d'autres grosses chutes de framerate lors de la consultation des arborescences les plus riches – et ce même après le patch 1.02 déployé l'avant-veille de la sortie officielle. En-dehors de cela, ce qui caractérise surtout Detroit, c'est qu'il a de la personnalité. En plus de constamment flatter la rétine au prix d'une réalisation spectaculaire et audacieuse la plupart du temps, il se montre moins grossier dans ses références, là où ses prédécesseurs pompaient allègrement sur de grandes références du septième art. Certes, on verra encore une ou deux scènes au style thriller "néo-noir" façon Se7en, mais avec davantage de singularité. Lorgnant parfois du côté de Terminator, de Black Mirror bien sûr vu les thèmes abordés, ou pourquoi pas de V for Vendetta (et pas uniquement parce que l'histoire démarre un 5 novembre…), ce nouveau Quantic Dream s'offre des hommages et inspirations plus discrètes et finement amenées. Si par certains points, l'esthétique (surtout en terme d'interfaces et menus) peut rappeler Quantum Break, ou vaguement un Deus Ex moderne (Human Revolution / Mankind Divided, même si David Cage réfuta la théorie du transhumanisme potentiellement évoqué dans les thématiques du jeu), l'identité propre est assumée comme telle.

 

 

 

 

Enfin, côté bande originale, c'est à plusieurs écoles que l'on a affaire. Quantic Dream a pris le parti d'apposer un style spécifique et un compositeur dédié à chacun des trois androïdes, et c'est une franche réussite. Si les thèmes mélo-dramatiques autour de Kara, par Philip Sheppard, ont des airs de déjà vu (avec, encore une fois, une vraie sensation d'auto-plagiat sur les premières notes de celui de Madison dans Heavy Rain, lui-même déjà presque "volé" à Howard Shore et le score de Silence of the Lambs…), force est de constater qu'ils font relativement mouche. Le verdict est similaire du côté des compositions plus orchestrales de John Paesano, rythmant les séquences mettant en scène Markus. Mais c'est clairement du côté de la folie créative du surprenant Nima Fakhrara (qui a créé et modifié ses propres instruments), derrière les thèmes de Connor, que se situe le véritable coup de cœur de cette bande son. Entre beats électroniques collant parfaitement à l'atmosphère robotique et froide, et synthétiseurs très "80s" à la Stranger Things, c'est dans une dimension musicale très surprenante que nous emmène parfois Detroit: Become Human, renforçant ce sentiment de voyage initiatique à la recherche de l'esprit et de l'identité. Afin de rendre hommage à une cité à l'identité musicale forte, dans laquelle bon nombre de membres du studio se sont rendus en quête d'authenticité, de nombreux artistes de Detroit se voient également crédités d'un titre chacun, du punk rock au jazz en passant par la folk et les prémisces de la fameuse "techno" locale. En ajoutant à cela un sound design immersif et impeccable, et des doublages très convaincants aussi bien en version originale que française (testée lors du second loop pour l'occasion), Detroit s'assure un quasi sans-faute sur le plan audio – de quoi compléter un ensemble franchement réjouissant, en fin de compte.

 

 

En effet, si l'on met de côté la relative froideur (pour ne pas dire rigidité) niveau maniabilité, qui aurait gagné à être un peu assouplie pour un peu plus de dynamisme, et des caméras fixes franchement frustrantes, Detroit: Become Human est tout simplement agréable à jouer, et rarement crispant ou irritant. Mieux, il n'est jamais "gênant", et l'expérience complète qu'il propose est tout simplement séduisante. Assez avare en vrais défauts criants, surtout en comparaison de ses ancêtres qui en cumulaient un paquet, ce troisième Quantic Dream de "l'ère HD" semble avoir retenu pas mal de leçons de ses précédentes expériences. Vraiment plaisant à jouer l'essentiel du temps, quasi jamais pris à défaut techniquement, prenant et accrocheur, jouant certes sur les sacro-saintes émotions mais en les forçant franchement moins que par le passé, Detroit réussit très bien la majorité de ce qu'il entreprend, tout bêtement. Il en résulte une nouvelle œuvre quand même très à part dans un paysage vidéoludique au sein de qui ce type de création gonflée mérite sa place, surtout lorsque la maîtrise de ses créateurs suit de bout en bout ou presque. Là où la patience demeurait de mise, couplée au bon vieil argument un peu subjectif "attendez qu'il vaille le prix du blu-ray qu'il est", pour Heavy Rain et Beyond: Two Souls, il est bien plus acceptable de payer le prix fort pour une expérience certes toujours cloisonnée, mais qui a beaucoup à raconter, sur des dizaines d'heures potentiellement, et le fait enfin avec beaucoup de justesse et de talent.

 

 

 

 

Dans le cadre d'une nouvelle année fiscale forte en exclusivités pour Sony, qui misait en très grosse partie sur le mastodonte God of War et sur son exploitation de la licence Spider-Man à venir à la fin de l'été, Detroit: Become Human se situait un peu au milieu. Surtout, elle avait tout de la nouvelle production de David Cage, avec tout ce que cela pouvait laisser supposer sur ses ambitions à l'image de son créateur. On imaginait aisément Detroit prétentieux, têtu et ne remettant aucun de ses principes en cause, pour former le troisième angle d'une trilogie Quantic Dream portée sur le jeu vidéo narratif blindé d'émotions et réfutant pratiquement tout gameplay. Eh bien, on s'est trompé. Si les fondamentaux ne sont pas trahis – la nouvelle création du studio français demeure un film interactif dans l'esprit et pas vraiment un jeu vidéo d'action moderne – la formule a incroyablement mûri, à l'image de son équipe. Il en résulte une expérience surprenante, évidemment magnifique et accrocheuse, mais capable de se lancer dans l'exploration de concepts parfois osés ou compliqués à aborder, avec une narration bien plus solide qu'à l'accoutumée, et portée par un trio de personnages attachants ainsi que de véritables choix et actions déterminants. Axé autour d'une arborescence géante aux allures de sac de nœuds enfin clairement défini, qui pourrait faire date dans l'univers des jeux narratifs de son espèce, Detroit: Become Human ne se perd quasiment jamais dans les errances ayant tant fait grincer des dents celles et ceux ayant fait et refait Heavy Rain il y a huit ans – qu'ils l'adorent ou le détestent. Il reste encore quelques progrès de relecture à faire, on aimerait toujours que l'ensemble soit moins rigide et cloisonné, mais ce que l'on retiendra ici, c'est une étonnante aventure dans un futur robotisé plein de mystères et de cachet, à l'ambiance incroyablement soignée, et à la rejouabilité monumentale. Plus que jamais, Detroit: Become Human n'a pas à rougir aux côtés des monstres sacrés de l'écosystème PlayStation tant il s'assume bien et remplit son devoir ; le nouveau jeu de Quantic Dream est sans nul doute la meilleure expérience du "style David Cage" existante à ce jour, et pourrait même vous faire davantage adhérer au genre. Une vraie belle surprise !



J'ai adoré / aimé :

 

+ Extrêmement impressionnant visuellement

+ Une véritable DA, audacieuse et réussie

+ Vision cohérente et crédible d’un futur aussi fascinant qu'inquiétant

+ Les sequences d’enquête avec Connor, très bonnes et ultra immersives

+ Le concept des arborescences, excellent et très impliquant

+ Scénario tentaculaire aux embranchements multiples

+ Système d'affinités avec les PNJ intéressant et pas évident à gérer

+ Une bonne diversité d'atmosphères et d'univers

+ Bon rythme, bien dosé, entre séquences calmes et énergiques

+ Le timing des choix/QTE en fonction du stress de la situation

+ L’androïde à l’accueil du jeu, très "réelle" et limite perturbante

+ Enfin fort émotionnellement, et ce sans en faire des tonnes

+ Personnages solides et crédibles, y compris certains PNJ vraiment bons

+ Les excellentes bandes son au style propre à chaque personnage

+ Doublages originaux et même français de très bonne facture

+ La taille des sous-titres paramétrable : c'est tout bête, mais merci !

+ Sans doute le jeu le mieux écrit par David Cage

+ Thématiques risquées et plutôt maîtrisées

+ Réflexion intéressante sur le libre arbitre

+ Rejouabilité absolument monumentale et tentante…

 


J'ai détesté / pas aimé :

 

– … à la gestion inégale et parfois très frustrante (voire perfectible)

– Certains enchaînements de scènes qui rappellent beaucoup trop Heavy Rain

– Quelques incohérences, dont une plus forte et décevante que les autres

Kara, trop en retrait et sous-exploitée en comparaison de Markus et de Connor

– Très rigide, comme toujours, dommage de ne pas avoir assoupli la maniabilité

– Les passages en caméra (presque) fixe sont, comme toujours, pénibles

Framerate un peu en souffrance, et trop régulièrement

– Quelques textures vilaines sur des gros plans

– Le concept des affinités manque de clarté

– Certains QTE mal intégrés à l'action et pas toujours clairs

– QTE très permissifs, même en mode "expérimenté"

– Les bonus non sous-titrés… pour un studio français, franchement !

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